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LES CARPATES, TRAIT D'UNION DE LA ROUMANIE

Seize heures précises. Maillet en main, toacă posée sur l’épaule, une religieuse frappe la cadence sur cette planche de bois, appelant la communauté religieuse à la prière. Une à une, les quatre-vingt-six nonnes du monastère orthodoxe de Sucevita, tout de noir vêtues, délaissent leurs tâches quotidiennes et rejoignent la salle de prière, située dans l’enceinte fortifiée du couvent. Comme chaque jour, elles y resteront deux heures. Puis elles dîneront et célébreront une nouvelle messe dans la soirée, comme toujours. Ici, les rituels sont immuables : on prie, on mange, on travaille. Le cycle monacal est un éternel recommencement.

Dans ce coin de Bucovine où tout n’est que calme et beauté, la religion occupe encore une place centrale dans la vie quotidienne. L’Ukraine n’est qu’à une vingtaine de kilomètres plus au nord ; au sud, la chaîne des Carpates scarifie la Roumanie d’un bout à l’autre de son territoire. Barrière naturelle entre la Transylvanie d’une part, la Moldavie et la Valachie d’autre part, ces montagnes qui culminent à 2544 mètres d’altitude dans le pays (1) ont longtemps joué un rôle de frontière entre les différents peuples qui se sont établis sur ses flancs au fil des siècles. Depuis 1918 et la Grande Union signée dans la citadelle d’Alba Iulia, l’ensemble du territoire dépend de Bucarest. Pour autant, la langue roumaine y côtoie toujours le hongrois et l’allemand, léguant un patrimoine architectural, paysager et culturel hétéroclite, reflet de la Roumanie d’aujourd’hui. Une variété qui tend à se diluer et à disparaître avec le temps, mais que des communautés, des hommes et des femmes passionnés cherchent à préserver coûte que coûte.

Redonner vie aux monastères de Bucovine

C’est cet amour de l’histoire qui a conduit Oliviu Boldura à se lancer, en 1989, dans la restauration du monastère de Sucevita, l’un des huit édifices de la région à avoir été depuis inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco sous l’appellation « Églises de Moldavie ». Bâties au XVe et XVIe siècles, celles-ci ont pour point commun d’être totalement recouvertes, à l’intérieur comme à l’extérieur, de fresques bibliques. Aujourd’hui à la retraite, le professeur se souvient parfaitement de ses premières interventions sur les murs de Sucevita : « La situation était grave, car la couche de couleur était dans un état de dégradation accéléré et se détachait du support. Il s’agissait d’une intervention d’urgence. » Le sauvetage de l’œuvre est périlleux. En cause, la technique utilisée à l’origine, dite a fresco, qui a permis aux peintures de traverser quatre siècles en dépit d’une météo hivernale rigoureuse. « C’est un procédé extraordinaire. Le pigment est seulement mélangé avec de l’eau et est appliqué sur la couche de chaux fraîche. Une réaction chimique s’opère entre l’hydroxyde de calcium, qui vient à la surface, et le dioxyde de carbone ; le pigment est alors enrobé dans une couche de carbonatation, la forme initiale du calcaire, permettant sa conservation », s’extasie encore  Oliviu Boldura, qui a trouvé une méthode minérale reproduisant cette réaction au cours de recherches en Italie.

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Après trente années de labeur, la restauration touche à sa fin. Sous les bâches, Georgiana Zahariea a repris la main. Ce jour-là, dans un silence religieux de circonstance, elle supervise le travail de sept restaurateurs concentrés sur la dernière fresque, un mur du porche représentant l’Apocalypse. Sous leurs pieds, le trône de pierre où s’asseyait le roi de Moldavie pour ses audiences avec les hauts dignitaires de la cour. Armés de pinceaux ultras-fins et d’une infinie patience, chacun s’applique à redonner à l’œuvre son lustre initial. « Il nous faut notamment masquer les nombreuses gravures laissées au fil du siècles, explique la chercheuse. On ne garde que les plus marquantes. Sur ce mur, on a trouvé une inscription "1640" qui nous a permis de le dater alors qu’on l’estimait au XVIIIe siècle. À l’intérieur, on a également décidé de conserver une inscription "21-V-1944", trace du passage des soldats soviétiques pendant la Seconde Guerre mondiale. »

Testament de l’art moldave avec sa splendide Échelle des Vertus, Suceviţa est l’un des deux monastères les plus fréquentés de la région, avec celui de Moldovita. Mais si les touristes se donnent la peine d’effectuer le long déplacement jusqu’en Bucovine, c’est également pour profiter des immenses forêts de hêtres et de sapins qui donnent à ce « Pays d’en haut » l’allure d’un gigantesque tapis végétal.

Le Pays sicule, une enclave hongroise

Désormais sous étroite surveillance, ce poumon vert abrite encore 120 000 hectares de forêts vierges, un cas unique en Europe. Pour autant, aussi loin que remonte la mémoire collective, on a toujours travaillé le bois sur le versant ouest des Carpates. C’est notamment le cas de Borni Sántha qui, chez lui, à Sfântu Gheorghe, taille et ponce la matière à longueur de journée. Sa spécialité : les colonnes funéraires et les objets de décoration ornés des armoiries de la Hongrie ou de cartes historiques du territoire magyar incluant la Transylvanie.

Comme sa femme Évi et les trois quarts des habitants de la localité, le menuisier jongle avec une déconcertante facilité entre les langues roumaine et hongroise. La ville de Sfântu Gheorghe, 54 000 habitants, est en effet un centre culturel parmi les plus importants du Pays sicule, un territoire peuplé de Magyars depuis le XIe siècle. Les Sicules seraient encore aujourd’hui plus de 600 000, répartis sur les trois départements roumains de Covasna, de Harghita et du Mureş. Initialement envoyés au pied des Carpates pour garder la frontière orientale du royaume de Hongrie, ils ont toujours bénéficié d’un statut particulier. Depuis la signature du Traité du Trianon actant le rattachement de la Transylvanie à la Roumanie en 1920, leur différence linguistique les a poussés à développer une communauté soudée et autarcique en plein centre de la Roumanie. « Ils ont des écoles, des universités, un parti politique – l’Union démocratique magyare de Roumanie – qui est au Parlement : ils ont donc une vie culturelle et politique qui va au-delà de la vie de village, estime Calin Cotoi, sociologue à l’Université de Bucarest. Pour autant, les Sicules sont différents des Hongrois de Cluj-Napoca [la capitale de la Transylvanie]. Ils ont cette tradition d’autonomie, d’un pouvoir central résistant à Budapest et Bucarest, avec une mentalité de montagnards vivant dans la nature… » Ce que confirme Zoltán Gazda, chef de bureau au Conseil national sicule, une organisation qui milite pour l’indépendance du Székelyföld :

« Nos traditions diffèrent de celles de la Hongrie. Nous avons la même langue, mais nous sommes comme deux pays séparés. » Depuis 2004, les Sicules ont d’ailleurs leur propre drapeau, composé de deux bandes bleues horizontales et d’une bande or auxquelles s’ajoutent le soleil et la lune.

Banni des lieux publics, l’étendard s’affiche fièrement sur les façades des commerces ou des maisons de Miercurea Ciuc, l’une des principales villes de la région, où l’on célèbre tous les ans la culture sicule le premier samedi de juillet. Cheveux soigneusement tressés, vestes et jupes aux couleurs de chaque localité, des milliers de femmes se retrouvent alors au sanctuaire catholique de Şumuleu Ciuc pour le Ezer Székely Leány napja, le « Jour des 1000 filles sicules », pour une journée de danses et de chants traditionnels. Dans la musique et les chorégraphies comme dans la cuisine, les Magyars de Roumanie aiment à cultiver leurs singularités avec leurs cousins de l’Ouest. « Leurs traditions se rapprochent de celles des Hongrois mais – comme pour le goulasch, par exemple – ils ajoutent toujours un petit twist, une petite différence », analyse Calin Cotoi.

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Pour autant, les Sicules restent très proches de la Hongrie. Par filiation historique évidemment, mais aussi par intérêt financier. Car Budapest sait choyer ses différentes minorités de Roumanie, en témoignent les grosses subventions allouées et le lobbying insistant de Viktor Orbán, qui n’hésite pas à venir plaider sur le terrain pour leur plus grande autonomie. « La Hongrie est notre mère patrie, affirme Zoltán Gazda. Le gouvernement magyar fait de gros efforts pour défendre notre identité et pour qu’on reste ici. Il finance avec beaucoup beaucoup d’argent la vie économique, la vie culturelle, l’héritage historique, l’entretien des vieux bâtiments… »

Des églises fortifiées pour héritage

Plus bas, dans la plaine, c’est justement d’argent qu’on manque pour entretenir le formidable héritage architectural du Pays saxon. Au XIIe siècle, des colons allemands se sont installés sur ce plateau pour défendre les frontières du royaume de Géza II de Hongrie contre les invasions tatares et ottomanes. Ils ont alors doté chaque bourg de la région d’une église fortifiée, créant un maillage défensif extrêmement dense. L’important contingent de 750 000 germanophones en 1930 a d’abord été amputé de moitié par la Seconde Guerre mondiale. Puis la chute du conducător Nicolae Ceauşescu, en décembre 1989, a entraîné un exode massif des Saxons vers l’Europe de l’Ouest et l’Amérique : de 110 000 en 1992, leur nombre est aujourd’hui passé sous la barre des 30 000 (2). Dans les cent vingt villages du Pays saxon, le temps semble s’être arrêté ; de ces siècles d’histoire, ne restent que des témoins silencieux faits de briques et de voutes.

Faute de fidèles protestants, la plupart des églises de la région ont été laissées à l’abandon. Celles de Sighişoara, Sibiu et Braşov, les trois grandes villes qui délimitent le Pays saxon, ont bien sûr été préservées. Celle de Biertan et ses trois rangées de murailles ou celle de Prejmer et son enceinte immaculée, toutes deux classées à l’Unesco, sont également en parfait état.

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Mais ailleurs, le sort des édifices religieux plus modestes semble se jouer à pile ou face. En retrait des routes principales, Viscri a par exemple bénéficié d’un appui inattendu en la personne du Prince Charles, héritier au trône d’Angleterre et propriétaire d’une maison d’hôtes dans cette bourgade où il aime à passer ses vacances ; un coup de publicité qui a fait monter en flèche la notoriété du village et permis l’arrivée de nouveaux mécènes.

Un soutien que ne renierait pas Raoul Pop. Avec sa femme Ligia, cet entrepreneur roumano-hongrois a racheté l’église du hameau de Pelişor, envahie par la végétation, qu’il entend restaurer et transformer en musée : « Il n’y a pas assez de fidèles pour lui redonner sa fonction religieuse, le dernier prêtre est parti en 1979. Depuis, la fortification se fissure et l’église a été vandalisée. La priorité est de stabiliser les murs d’enceinte. À terme, on aimerait que les cloches sonnent à nouveau. » Le quarantenaire estime les travaux à un million d’euros ; un budget qu’il entend rassembler grâce au soutien de la fondation germanophone Stiftung Kirschenburgen et à une campagne de financement participatif. Mais avant le début de la restauration – qui ne devrait pas commencer avant 2025 –, Raoul Pop doit rassembler une importante documentation. « Rien que ça, c’est 30 000 euros », souffle-t-il.

Quand les fonds manquent, il faut parfois faire preuve d’imagination pour ralentir la dégradation des bâtiments. Dans l’ouest du Pays saxon, la citadelle de Slimnic est une illustration parfaite de ce que peut être le système D à la roumaine : en attendant de trouver une solution pour une quelconque restauration, l’Église évangélique a proposé à Elena Weidenfelder de vivre en famille au cœur de la bâtisse. Contre le petit entretien et le gardiennage du site, qu’elle ouvre chaque jour aux visiteurs, la jeune femme occupe depuis sept ans cette forteresse du XIIIe siècle, dont certains murs sont lacérés d’immenses fissures.

La tour de la citadelle, encore ouverte au public, domine les environs. Collines boisés, champs de taille réduite : sur ce terrain accidenté, l’empreinte des Saxons est encore visible. Comme l’explique Benone Mehedin, de l’ONG environnementale Fundatia Adept, « le territoire a historiquement été organisé en trois parts égales : un tiers de terres arables, un tiers de forêts et un tiers de prairies ». Cet équilibre semble, encore aujourd’hui, parfaitement pensé. Les petites surfaces de récolte dissuadent les agriculteurs d’épandre des herbicides à grande échelle, perpétuant de fait une agriculture variée majoritairement biologique. Une stratégie dont bénéficient notamment les apiculteurs, habitués ici à effectuer une transhumance avec leurs ruches embarqués sur des camions qu’ils déplacent au gré des saisons et des floraisons, produisant des miels parmi les plus goûteux d’Europe. Mais par manque d’entretien, ces prairies où les abeilles viennent butiner perdent aujourd’hui de leur surface. « Avec le départ des populations rurales, on a perdu des connaissances sur les plantes et leur utilisation, on a assiste à un appauvrissement de l’écosystème, regrette Ionuţ Bordea, biologiste au parc national de Piatra Craiului. Les choses changent, la forêt regagne du terrain… Tout est question d’équilibre, on ne peut pas réguler la nature. »

Lézarder sur la place centrale de Braşov

Depuis les toits de Sibiu et leurs étranges ouvertures en forme d’yeux, à l’extrême sud-ouest du Pays Saxon, on aperçoit la ligne de crête des monts Făgăraş percer les nuages au-delà des 2000 mètres d’altitude. Sous l’impulsion de son ancien maire germanophone Klaus Iohannis, chef de l’État depuis 2014, cette ville de 147 000 habitants a connu une véritable transformation ces vingt dernières années. Capitale européenne de la Culture en 2007, ses trois places piétonnes joliment aménagées en font l’une des cités les plus agréables de Roumanie.

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Braşov, son alter ego, n’est pas en reste avec son centre-ville blotti dans les contreforts des Carpates. Sur la place centrale, on descend les verres de limonadă au citron en terrasse tandis que la file d’attente devant la roulotte de kürtőskalács, des gâteaux à la broche typiquement hongrois, ne cesse de s’allonger. À deux pas de là, le chœur de l’Église noire résonne de musiques traditionnelles saxonnes. Un brassage culturel qui donne le sourire à l’organiste Steffen Schlandt, issu de la communauté germanophone qui a fondé la cité au XIIIe siècle : « Ces trente dernières années, les proportions de la population ont changé. Il n’y a guère plus de Saxons dans les Gymnasiums, mais les écoles allemandes de la région sont toujours plus fréquentées ; les parents y inscrivent leurs enfants en espérant qu’ils parleront allemand et pourront rejoindre des entreprises plus prisées. » Avec son splendide instrument, vieux de 180 ans et fait de 3993 tubes de métal, le natif de la ville s’applique de son côté à redonner vie au patrimoine local au travers du festival Musica Coronensis : « J’essaye d’amener les spectateurs vers les compositeurs de Braşov d’il y a plus de 500 ans. Je me suis plongé dans les livres d’histoires, j’ai mis la main sur des compositions oubliées… Je crois que c’est notre ADN, notre tradition. Il faut qu’on le connaisse et il ne faut pas qu’on le laisse s’altérer. »

Situé sur la route qui relie Bucarest à la Transylvanie, l’ancien carrefour commercial est un passage quasi-obligé pour qui veut visiter le très touristique château de Bran – celui qui, d’après les dépliants touristiques, aurait inspiré le roman Dracula de Bram Stoker –, la citadelle de Raşnov ou la somptueuse résidence royale de Peleş, cachée dans une clairière de Sinaia. À la sortie de la ville, un coup d’œil dans le rétroviseur : un panneau routier indique

« Braşov, Brassó, Kronstadt ». Trois langues pour une seule entité, un résumé de la Roumanie d’hier et d’aujourd’hui.

(1) Situé en Slovaquie, le mont Gerlachovský est, avec ses 2655 mètres d’altitude, le plus haut sommet des Carpates.

(2) Selon le recensement le plus récent, réalisé en 2011, 27 019 Roumains ont déclaré avoir l’allemand comme langue maternelle.

© 2023 par Sylvain Moreau.

 

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