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TRENTE ANS APRÈS LA RÉVOLUTION, DES PLAIES À REFERMER

La Roumanie s’apprête à commémorer le trentième anniversaire de sa Révolution qui a abouti, en décembre 1989, à la chute du dictateur Nicolae Ceauşescu. Dans un pays où les traces du communisme restent visibles, la page n’est pas encore totalement tournée.

Devant un mur jaune, un écran de fumée. Une rafale de coups de feu. Le silence se fait. « Ne tirez plus. » Deux corps couchés au sol. On distingue un filet de sang. Un homme en blouse blanche retire un morceau de tissu, dévoilant un visage de femme. L’image pivote sur la droite, vers le second cadavre : « Soulevez-le, remontez la tête. » Gros plan. Les traits, familiers, sont ceux d’un homme craint par la Roumanie : ce 25 décembre 1989, Nicolae Ceauşescu est mort.

Une justice expéditive

 

 

Lorsque les Roumains apprennent à la télévision, le jour de Noël, l’exécution de l’autoproclamé « Génie des Carpates », c’est un mélange de soulagement et de regrets qui anime les foules à travers le pays. Soulagement de n’être plus soumis au joug d’un régime despotique qui a affamé le pays. Soulagement de voir neuf jours de Révolution mettre fin à vingt-deux ans d’un règne fait de peur et de doctrine communiste. Regrets, aussi et malgré tout, de n’avoir eu un procès à la hauteur des responsabilités du couple Ceauşescu.

 

Capturés trois jours plus tôt alors qu’ils tentaient de fuir la Roumanie, Nicolae et Elena Ceauşescu ne passent que 55 minutes devant un tribunal militaire improvisé dans une école de la ville de Târgovişte, avant d’être fusillés. Une procédure pour le moins sommaire.

Le lendemain de l’événement, des journalistes francophones interpellent Ion Iliescu, président du Front de Salut national (FSN) : « Est-ce que vous ne croyez pas qu’en supprimant le dictateur – M. Ceauşescu – vous ne vous privez pas du principal témoin, du principal responsable […] de tout ce qui vous a oppressé depuis vingt-cinq ans, et que jamais vous ne pourrez établir les réelles responsabilités ? » « Peut-être, mais ce n’est pas à nous de décider, rétorque en français celui qui deviendra par la suite le premier président élu de la Roumanie postcommunisme (1990-96 puis 2000-04). Il y avait une demande générale qui nous a pressés de faire ce processus. »

Jugé pour crimes contre l’humanité

Trois décennies plus tard, le chapitre judiciaire entourant le soulèvement de décembre 1989 n’est pas encore refermé. Et c’est justement sur le rôle d’Ion Iliescu que les magistrats s’interrogent.

Entre le 16 décembre 1989 – date du début de la révolte dans la ville de Timişoara – et le 31 décembre, 1116 personnes ont été tuées en Roumanie. Mais s’il est avéré que les forces armées ont agi sur ordre de Ceauşescu jusqu’à son arrestation le 22, c’est pourtant au-delà de cette date que l’immense majorité des victimes ont trouvé la mort.

La version officielle évoque, à l’époque, de mystérieux « terroristes » restés fidèles au Conducător. Une version revue et corrigée par la Haute Cour de cassation et de justice (ICCJ), qui soupçonne désormais Ion Iliescu d’avoir fomenté une « vaste opération de diversion et de désinformation » pour « créer une psychose généralisée marquée par des tirs chaotiques et fratricides […], et obtenir une légitimité aux yeux du peuple ».

« Une dette envers l’Histoire »

« Il s’agit d’un moment particulièrement important pour la justice roumaine, qui accomplit une dette envers l’Histoire », affirmait le procureur Augustin Lazăr au moment d’annoncer, au printemps dernier, le renvoi en justice de l’ancien président. Jugé pour « crimes contre l’humanité », Ion Iliescu doit aujourd’hui répondre – aux côtés de l’ancien vice-Premier ministre Gelu Voican-Voiculescu et l’ex-chef de l’aviation militaire Iosif Rus – de la mort de 862 personnes.

Dans ce dossier épais de milliers de volumes de documents, 5 000 Roumains se sont portés parties civiles.

En quête de réponses, plusieurs centaines d’entre eux se sont pressés le 29 novembre dernier devant la Haute Cour de cassation et de justice, au cœur de Bucarest, pour l’ouverture du procès. Ion Iliescu n’était pas présent.

Certains ont perdu un membre de leur famille. D’autres, comme Nicoleta Giurcanu, « tabassée et humiliée » alors qu’elle n’avait que quatorze ans, ont été directement touchés. « Je veux voir Iliescu en prison ne serait-ce qu’un seul jour », clame-t-elle aujourd’hui.

Gheorghe Preda a lui perdu un œil le 23 décembre 1989, alors qu’il faisait ses courses de Noël à Craiova. En fauteuil roulant à 62 ans, il s’interroge : « Saura-t-on la vérité sur les événements ? Peut-être d’ici trente ans, quand on sera tous morts. »

Le temps presse. La prochaine audience a été fixée au 21 février 2020 ; Ion Iliescu fêtera alors son quatre-vingt-dixième anniversaire.

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DES FLEURS SUR LA TOMBE DU CONDUCĂTOR

À l’entrée du cimetière Ghencea, rien n’indique sa présence. Il faut s’avancer dans l’allée principale jusqu’à l’église qui domine ces milliers de caveaux pour la voir apparaître sur la gauche. En bord d’allée, une tombe attire l’œil. Marron, lisse et propre, sans ornement religieux, elle semble se détacher de ses voisines. L’inscription est formelle : « Nicolae Ceauşescu, président de la République socialiste de Roumanie, 1918-1989. Elena Ceauşescu, 1919-1989. »

C’est donc ici, à Bucarest, à peine deux kilomètres derrière l’imposant Palais du Parlement dont il a décidé la construction mais qu’il n’a jamais vu achevé, que repose l’ancien dictateur roumain. Ce jour-là, personne ne s’attarde devant le sarcophage de marbre ; le froid, sans doute… Mais Rodica Mihai, qui s’occupe de l’entretien du cimetière, assure qu’il y a souvent du passage : « Beaucoup de monde vient se recueillir le jour de son anniversaire, le 26 janvier, ou le jour de son exécution, le 25 décembre. » Une foule toute relative : « Il y a 20, 30, 40 personnes ; des gens qui l’aimaient bien, quelques personnes haut placées… D’autres viennent tout au long de l’année : ils nettoient la tombe, apportent des fleurs ou se prennent en photo. »

« L’icône d’un passé glorieux »

Pour cette poignée de nostalgiques, Nicolae Ceauşescu n’est pas le dictateur qui a affamé son peuple mais « le plus grand patriote que la Roumanie ait connu ». Comme le montrent les images du rassemblement de janvier 2018, lors duquel ils ont commémoré le centenaire de sa naissance, ces fidèles sont presque tous d’un âge avancé. La chute du communisme a été, pour eux, synonyme de déclassement social. Pendant le règne du Conducător, « tout le monde avait un emploi, un appartement, les congélateurs étaient pleins », regrette un retraité.

 

Surtout, hors des radars, les petites combines et le système D permettaient alors aux ruraux de s’en sortir tant bien que mal. En trois décennies, la transition vers le capitalisme a été brutale pour les Roumains les plus modestes, qui voient désormais emplois et richesses être accaparés par les métropoles du pays. « Ceauşescu est l’icône d’un passé glorieux, d’une Roumanie dont la mémoire a éliminé le froid et la faim », résume le sociologue et ancien ministre social-démocrate Vasile Dâncu.

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DU COMMUNISME AU CAPITALISME,
UNE TRANSITION À DEUX VITESSES EN ROUMANIE

Depuis sa Révolution de décembre 1989, conclue par la chute du dictateur Nicolae Ceauşescu, la Roumanie est passée du régime communiste à un système capitaliste. Si le pays s’est enrichi et développé, cela ne s’est pas fait sans dommages.

Quatre, cinq, puis six carottes posées dans une bassine : la balance affiche tout juste les cinq cents grammes demandés. Andrei tombe rarement loin du compte ; la force de l’habitude, sans doute. Mécaniquement, il verse la marchandise dans un sac plastique qu’il tend au client contre un billet d’un leu (0,20 €).

Jusqu’à six fois par semaine, du mardi au dimanche, ce cinquantenaire au sourire édenté effectue le trajet depuis son village de Băleni vers la capitale. Près de trois heures de route aller-retour pour vendre la production familiale au marché d’Obor, le plus grand de Bucarest. « Je vends seulement des légumes de saison, précise Andrei. En ce moment, ce sont les choux, les carottes, les oignons, les radis noirs et les courgettes. »

Dans la section « Producteurs » de la halle des fruits et légumes, on affiche fièrement sa région d’origine sur une petite pancarte plantée au coin du stand. Ici, inutile de chercher le rayon bio : il n’y en a pas. Ou plutôt, il peut être partout, les petits paysans roumains se passant bien souvent de pesticides, faute de moyens pour s’en procurer. Un choix par défaut qui ressemble à une aubaine pour les habitants de la capitale en quête de produits goûteux et bon marché.

Obor, excentré du centre-ville, est l’un des derniers points de rencontre entre ruraux et citadins dans la capitale. L’un de ceux, aussi, où l’on mesure à vue d’œil le fossé qui sépare la métropole du monde villageois. Constamment sur le fil, Andrei voit ses revenus varier au fil des saisons. « Je compte les sous », dit-il. La plupart du temps, il touche à peine plus que le salaire minimum, fixé à 264 euros nets en Roumanie. Une somme que bon nombre de ses clients dépensent chaque mois pour le seul loyer de leur appartement.

 

 

Le dictat de l’argent

 

 

Depuis la fin de l’ère communiste, il y a tout juste trente ans, le pays a radicalement changé. Bucarest aussi. Difficile d’imaginer qu’en 1989, on y faisait encore la queue devant les magasins pour obtenir – contre un ticket de rationnement – une livre de beurre ou de viande.

La voiture a aujourd’hui envahi une capitale constamment embouteillée. Les malls à l’américaine, avec salles de cinéma et patinoires intégrées, ont essaimé en périphérie du centre-ville. Dans les quartiers cossus, on transforme les bâtisses historiques en cafés ou en galeries d’exposition. Accès à la propriété, à la culture ou aux loisirs : tout ce dont on n’osait rêver sous le régime de Nicolae Ceauşescu est aujourd’hui à portée de main. À la seule condition d’avoir un portefeuille bien garni.

Car c’est bien là que le bât blesse : à vouloir trop vite rattraper son retard sur l’Europe de l’Ouest, la Roumanie en a oublié une partie de sa population en route. Dans les campagnes, où l’inflation progresse plus vite que les salaires et où l’on ne voit guère la couleur de l’argent des aides européennes ou des investissements étrangers, on troquerait volontiers l’efficacité du réseau internet – parmi les plus rapides d’Europe – contre de nouveaux hôpitaux publics ou la construction d’un réseau autoroutier digne de ce nom.

Cap à l’ouest

« L’État roumain fonctionne, mais pas pour le citoyen lambda », résume l’économiste Daniela Gabor. Pour celle qui officie désormais à l’Université de Bristol, les inégalités de 2019 trouvent leur source dans « le modèle et les politiques économiques menées dans les années 1990, notamment avec une désindustrialisation excessive dans les premières années de transition ».

Principales victimes de l’écroulement de l’économie roumaine, les régions de Moldavie (nord-est) et de Munténie (sud) ont vu leurs usines fermer les unes après les autres à la chute du régime de Nicolae Ceauşescu.

Alexandria, chef-lieu du département de Teleorman, l’un des derniers bastions sociaux-démocrates du pays, illustre parfaitement ce déclassement des petites villes au profit des grandes métropoles. Depuis la Révolution de 1989, la ville a perdu un tiers de ses administrés, passant de 58 000 à 40 000 habitants. Raluca, qui tient une petite supérette sur l’artère piétonne, se désole de cet exode : « Au quotidien, je ne vois pas l’évolution. Mais si je compare avec les chiffres d’il y a dix ans, il n’y a pas photo… » Concurrencés par les grandes surfaces installées à l’entrée de la ville, plusieurs de ses voisins ont mis la clé sous la porte. Après les années fastes de la période communiste, la cité sonne désormais creux en journée. Au pied des blocs d’immeubles, les passants se font rares. Et en dépit des efforts de la mairie pour améliorer la situation, tous dressent le même constat : « Avec le départ des jeunes, Alexandria se meurt à petit feu. »

 

Une rengaine qui trouve écho à l’échelle nationale : année après année, les campagnes roumaines se vident. Non seulement au profit des grandes villes, mais aussi et surtout de l’étranger. Plus de trois millions de Roumains – principalement les populations jeunes et diplômées – vivent désormais hors des frontières du pays. Une diaspora parmi les plus importantes de la planète qui, faute de forces vives pour alimenter l’économie locale, pourrait se transformer en bombe à retardement dans les années à venir pour la Roumanie.

© 2023 par Sylvain Moreau.

 

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