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UNE PETITE GRAINE À LA CONQUÊTE DES CHAMPS BRETONS

À l’appel du groupe agroalimentaire coopératif Eureden, qui craignait que la guerre en Ukraine n’ait des conséquences néfastes sur le marché du sarrasin, de nombreux agriculteurs bretons ont renoué cette année avec la petite graine pyramidale, dont l’histoire est intimement liée à celle de la Bretagne.

La farine de sarrasin, indispensable à la confection des galettes de blé noir – son autre nom – que l’on écoule dans les crêperies et sur les marchés de Bretagne et de Navarre, aurait-elle pu venir à manquer à cause du déclenchement de la guerre en Ukraine, à la fin du mois de février dernier ? « Pas vraiment, car le besoin en sarrasin en France est bien couvert par la production française, tempère Jérôme Goulet, directeur commercial dans la grande distribution et en charge du développement de l’activité liée au sarrasin au sein de la société Axiane Meunerie. Mais l’impact de la guerre a eu une influence sur l’offre et la demande, ce qui  a généré une inflation sur les prix de la graine. »

Et pour cause : la Russie (49,3 %) et l’Ukraine (5,4 %) fournissaient, à elles seules, plus de la moitié du marché mondial de blé noir avant le début du conflit (1). Les sanctions économiques contre l’une et l’arrêt forcé de la production de l’autre ont encouragé nombre de pays à « s’approvisionner sur d’autres origines, notamment française, ce qui a fait flamber le prix du sarrasin ».

Une graine sans gluten

L’hypothèse d’un envol des prix sur la farine de blé noir, conjuguée à l’attractivité du blé tendre ou du colza, eux aussi en tension à cause de la guerre, ont convaincu la coopérative Eureden de lancer un appel (2) à la mobilisation des agriculteurs, en avril.

Celui-ci a été entendu au-delà des espérances. « On a retrouvé nos producteurs, et même de nouveaux : de 350 l’an dernier, ils sont désormais 500 à être engagés avec nous, cette année. C’est très positif ! », se félicite Christine Larsonneur, directrice de l’association Blé noir Tradition Bretagne, qui gère la seule Indication géographique protégé (IGP) sur le sarrasin.

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D’autant que la graine voit, en France, sa demande croître de « 20 % par an » depuis la pandémie de Covid-19, affirme-t-elle. « À 95 %, c’est pour faire de la galette. Il y a aussi le far breton, le kig ha farz [sorte de pot-au-feu breton], les chips de blé noir, mais ce sont des niches… »

Surtout, face aux céréales, la polygonacée a un argument de poids à faire valoir : « Elle est sans gluten, poursuit Christine Larsonneur. On surfe donc sur cette vague, même si on ne peut pas mettre la mention "Sans allergènes" sur les paquets, à cause des pollutions de farine de froment chez les meuniers et les crêpiers. »

 

« Pas d’azote, ni d’intrants »

 

Du côté des agriculteurs, c’est la commodité de la culture que l’on met en avant. « C’est d’une grande simplicité. On prépare le sol au début du printemps, et on appelle le semoir en mai-juin. Après, on laisse pousser et on attend, jusqu’à la récolte, à partir de la fin septembre », énumère Fabienne Daniel, qui reçoit dans sa maison de Sainte-Anne-sur-Vilaine (Ille-et-Vilaine). « Il n’y a même pas besoin de mettre d’azote, ni d’engrais. On ne met pas non plus d’intrants, de fongicides ou d’herbicides, ajoute-t-elle. Bien qu’on n’ait pas désherbé, les mauvaises herbes ne se sont pas implantées. Et ça, je dois dire que ça me surprend ! »

 

Sur son exploitation de 184 hectares, répartis sur près d’une dizaine de communes, cette agricultrice de 51 ans a fait le choix de consacrer onze hectares au sarrasin. Et, puisque la plante n’est pas difficile, elle a tenté de l’implanter sur des parcelles « ingrates, très schisteuses en surface ». Compte tenu des conditions météorologiques exceptionnellement arides cet été dans le sud de l’Ille-et-Vilaine, elle n’en attend pas monts et merveilles. « Ça va faire ce que ça va faire mais, au moins, ça a occupé le terrain et ça a permis de le nettoyer. »

À quelques kilomètres de là, sur la commune de Pipriac (Ille-et-Vilaine), Damien Hervé ne dit pas autre chose. Ce paysan en agriculture biologique, qui a vu la surface de son exploitation doubler cette année, a ensemencé neuf des 55 hectares à sa disposition en blé noir, contre deux auparavant : « Globalement, on était très contents quand on a implanté. On a eu de l’eau tout de suite, donc la plante a bien levé. Mais la sécheresse, derrière, a fait des ravages… On a vu des zones séchantes crever dans les parcelles. »

 

Sans toutefois se départir de son sourire, il ne se fait guère d’illusions quant au résultat de la récolte à venir : « Grosso modo, ça va de deux tonnes à l’hectare pour les bonnes années à 500 kg à l’hectare les mauvaises. On sera peut-être dedans, résume-t-il en pointant du doigt les zones situées en bord de route, où les plants n’ont pas autant poussé qu’espéré. On dit que le sarrasin n’a pas besoin de beaucoup d’eau mais, avec un été comme celui-ci, à part le chardon ou le cactus, je ne sais pas ce qui peut pousser… »

Grâce au soutien massif des agriculteurs, l’association Blé noir Tradition Bretagne devrait néanmoins atteindre ses volumes de production habituels, à hauteur de 4 000 tonnes annuelles pour 12 000 consommées chaque année en France.

« Un élément identitaire et culturel très important »

 

 

Avec ses 700 euros à la tonne, le sarrasin n’est « pas forcément très intéressant » sur le plan pécuniaire, estime Damien Hervé. Mais, outre son intérêt dans la rotation des cultures, le quadragénaire lui trouve une qualité à nulle autre pareille : « Vous savez où on est ici ? Pipriac, c’est la capitale de la galette ! On a une confrérie de la galette, une fête qui lui est consacrée… C’est plus folklorique qu’autre chose mais, oui, on est des consommateurs. Et je me dis que, si je pouvais nourrir les gens autour de chez moi, ce serait déjà pas mal ! »

Christine Larsonneur ne peut qu’acquiescer : « Les producteurs sont très fiers de faire partie de cette filière, dont l’image est emblématique de la Bretagne. »

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Docteur en histoire à l’université de Caen, Alain-Gilles Chaussat a justement étudié en détail le lien qui unit la Bretagne à la graine. S’il ignore encore comment cette plante originaire de l’ouest de la Chine est arrivée en France, il sait en revanche que « des palynologues – ceux qui étudient le pollen – y ont trouvé des traces de pollen fossilisé de sarrasin dès le XIIe siècle ».

« Il faudra ensuite attendre le XVe siècle pour trouver des traces écrites qui font état de sarrasin dans les pratiques agraires en tant que plante vivrière », poursuit-il. Sur les terres acides et humides du Massif armoricain, et jusqu’au bocage normand, la graine trouve en effet un sol qui lui convient à merveille. « Le froment et les céréales n’y poussent que difficilement, donc le blé noir vient aussi combler un manque. Mais comme c’est une polygonacée qui n’est pas "panifiable", avec laquelle on ne peut pas faire de pain, on mange ça sous forme de galettes ou de bouillie. Très rapidement, on va donc l’associer aux petites gens. »

Jugée moins noble que le blé tendre, elle permet néanmoins « d’atténuer les crises de subsistance, ce qui va entraîner une poussée démographique en Bretagne et en Normandie occidentale, qui deviennent les régions les plus densément peuplées de France ». Du XVIe siècle à l’entre-deux-guerres, le sarrasin devient la principale denrée alimentaire de Bretagne.

Alors que la création de grands fours à chaux, puis l’arrivée du train et l’industrialisation vont encourager la Normandie à transformer son système agraire pour nourrir le bassin parisien, la Bretagne voit, elle, ses cultures de blé noir se réduire à peau de chagrin dans la deuxième moitié du XXe siècle.

« Aujourd’hui, on estime que sa culture représente 4000 à 5000 hectares dans l’ensemble de la région mais, à titre de comparaison, il faut savoir que plus de 110 000 hectares lui étaient consacrés au XIXe siècle dans le seul département d’Ille-et-Vilaine !, rappelle Alain-Gilles Chaussat. Pour autant, le sarrasin reste un élément identitaire et culturel très important, très représentatif de la Bretagne. Le courant régionaliste dans les années 1970, puis la décentralisation de 1981 qui va donner du pouvoir aux régions, vont permettre de reconstruire cette identité sur des bases existantes. Et, le sarrasin, c’est un très bon marketing territorial. »

Mais le blé noir a encore du chemin à accomplir avant de regagner le terrain perdu… « On est dans une région très consommatrice de blé noir mais, pendant des années, le gros des productions était fourni par l’Ukraine, la Russie, la Chine. Et, nous, on n’était pas compétitif par rapport à eux, regrette Damien Hervé, depuis sa ferme des Fraux, à Pipriac. Dommage qu’il faille une guerre pour comprendre ce genre de choses… »

(1) Chiffres de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) pour l’année 2020.

(2) « Le blé noir breton : une opportunité à saisir en 2022 » : https://www.paysan-breton.fr/2022/04/le-ble-noir-breton-une-opportunite-a-saisir-en-2022/

© 2023 par Sylvain Moreau.

 

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